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08 février 2024 - Agriculture, Veille économique & Prospective

Travail et agriculture : « les inséparables » ?

Temps de lecture 11 minutes

recensement-agricole

La notion même de Travail, souvent associée au concept de Valeur Travail, laisse désemparée toute une cohorte de sociologues, chercheurs et philosophes depuis l’entrée dans le XXIe siècle. Avec son « Attends-toi à l’inattendu ! », Edgar MORIN (sociologue & philosophe, touche à tout universel) a bien planté le décor.

Au cœur d’une sorte de nœud virtuel où s’exercent management, aspirations sociétales, pénibilité, rémunération et j’en passe, faut-il être étonné de voir le Travail engoncé dans un costume qui ne serait plus tout à fait à sa mesure ? En nous inspirant de celles & ceux qui ont toute légitimité à produire des analyses sérieusement sourcées sur le sujet, accordons-nous une pause pour lever le voile sans conclusion hâtive ou définitive sur une notion centrale qui rythme notre existence, le Travail.

Pour tout dire, nos sociétés évoluées, synonymes de rythmes effrénés, et enclines à des technologies embarquées sans cesse affûtées, se cherchent autour d’une vaste notion, celle du sens. Appuyons-nous sur le dernier rapport annuel du CESE (Conseil Economique, Social & Environnemental, 3e assemblée constitutionnelle de la république) ciblant l’état de la France. Lequel s’appuie sur une vaste enquête produite par l’IPSOS, institut de sondage que l’on ne présente plus…

Le paradoxe du travail

A plus de 80%, les Français jugent que leur travail est utile à la société… mais s’ils avaient la possibilité d’arrêter de travailler, ils seraient 50% à souhaiter pouvoir lever l’ancre !

Natacha POLONY (journaliste & essayiste. Directrice de la rédaction de Marianne) y voit là le paradoxe du travail, qui pose la question de l’articulation entre l’individuel et le collectif. Selon elle, c’est l’enjeu politique majeur des 10 prochaines années. Nicolas DUVOUX, sociologue, lui emboîte le pas : « la crainte de l’avenir devient un grand déterminant de nos modèles sociaux », affirme-t-il.

Pour boucler ce tour d’horizon, tournons-nous enfin vers une autre enquête, émanant de la Fondation Jean Jaurès, centrée sur ce que serait la société idéale aux yeux des Français.

Un certain nombre de mots clé en émergent : Famille, Santé, Nature.

La tranquillité avant tout : un citoyen s’imaginant propriétaire d’une maison isolée avec jardin. Plus surprenant car en contradiction avec le discours ambiant, plus de 70% des Français se verraient bien rester dans la même entreprise durant toute leur carrière.

A l’heure des JO, nous sommes les champions du monde de la défiance !

Dans les classements internationaux, nous sommes sur la première marche du podium du mal-être, ajoute Nicolas DUVOUX. Ce qui nous caractérise à travers les autres nations, c’est que nous conjuguons trois niveaux de défiance (cf. infographie Champions de la défiance toutes catégories).

Le fait de poser les pions sur le damier de nos existences n’indique en rien le déplacement gagnant. Dit autrement, quelle grille de lecture de ces mouvements, changements et autres évolutions de sens inhérents à la Valeur travail ?

Fidèle décrypteur de la société française depuis plusieurs décennies, à la croisée des chemins entre ruralité et cité, sollicité par les plus grandes entreprises françaises pour éclairer leurs axes stratégiques, Jean VIARD (sociologue, chercheur au CNRS, observateur des « temps sociaux ») n’y va pas avec le dos de la cuiller : « Ce que nous vivons est vraiment historique et les mutations sont vraiment plus importantes que par le passé ».

Selon lui, il aura suffi d’une génération pour voir émerger la notion centrale du sens. Quel sens a notre Vie ? Quel sens ont nos différentes fonctions sociales ? Des questions que nos parents ne se posaient même pas !

« On est entré dans une période passionnante » (Jean VIARD)

Selon Jean VIARD, le monde d’aujourd’hui interroge le rôle d’un intellectuel. Son credo : raconter ce qui se vit, et le mettre en perspective. Convenir par exemple qu’au lendemain du COVID, émerge le monde d’avant et le monde d’après. « En France, on a sauvé les malades et les improductifs. Ce qui tranche avec les Chinois qui n’ont pas vacciné les plus de 60 ans. Notre posture française non rationnelle et hyper humaniste montre où sont nos valeurs. »

Arrive le changement climatique… « C’est la nature qui va faire l’histoire. Ce n’est plus l’Homme. L’Homme a perdu le pouvoir sur le temps. C’est inimaginable. On va essayer de faire en sorte que les catastrophes qu’on a enclenchées ne nous détruisent pas. On est en train de le comprendre, de le découvrir. On a gagné la guerre sanitaire. Comment dire aux jeunes qu’on va gagner la guerre climatique ? », poursuit-il.

En outre, la moitié des enfants qui naissent aujourd’hui exerceront demain des métiers qui n’ont pas encore été inventés !

Et, 37% des femmes à l’université déclarent ne pas avoir l’intention de faire des enfants. Elles étaient 3% il y a 20 ans.

Autre vecteur de rupture, le numérique. « On n’est qu’au début de la révolution numérique », assène le sociologue. Un numérique qui permet de tisser des liens extraordinaires. D’où son analyse : « On est une société qui se structure sur le proche et la livraison. L’essentiel de la culture se diffuse sur internet, et on est 21 millions de familles françaises à se faire livrer par Amazon ».

L’Agriculture vue du ciel

Les profondes mutations en cours au sein de la société française, encadrant les aspirations liées au Travail, impactent à l’évidence le secteur agricole. Une agriculture de plus en plus connectée au temps qui passe, en relation constante avec les autres sphères de la société. Citons pour s’en convaincre les aspirations sociétales que les responsables politiques ne peuvent plus occulter dans leurs orientations (bien-être animal, pratiques culturales…), la part croissante de NIMA (Non Issus du Milieu Agricole) candidats à l’installation, sans oublier les orientations structurelles imprimant un versant de plus en plus climato-compatible en matière d’aides ciblant les agriculteurs (Europe & France).

A l’heure du Travail déporté

Dans le secteur de la production, qui nous intéresse très directement, l’agriculture se trouve en prise avec des débats de fond. L’avènement de l’IA (Intelligence Artificielle) accélère indiscutablement une nouvelle conception de la vie au travail côté exploitant d’une part, salarié d’autre part. La technologie intelligente embarquée au sein des équipements bouscule les lignes, repoussant les limites des astreintes, s’affranchissant dès lors d’une pénibilité devenue « repoussoir. »

Evolution majeure de ce début de siècle, elle impacte indirectement l’aide à la décision en cela que la finalité même vise bien plus l’organisation globale, la maîtrise du système d’exploitation que l’unique domaine où la robotisation s’exerce. Schématiquement, si la cuisine équipée est en passe de séduire une part croissante d’éleveurs laitiers comme de producteurs de viande, sa rentabilité sera le fait d’éleveurs ayant intégré un déplacement de compétences. Ils sont en passe de descendre du matériel historique (distributrice, mélangeuse) pour s’investir dans des tâches moins physiques, davantage centrées sur l’observation fine du vivant (présence de vers de terre, état des cultures et des animaux, symptômes de carence…) ainsi que l’analyse des données. Il en va de même pour les céréaliers qui vont progressivement piloter la ferme à « bonne distance » de leurs engins autonomes.



« Un agriculteur en passe de descendre du matériel historique (tracteur, distributrice, mélangeuse…) pour s’investir dans des tâches davantage centrées sur l’observation fine du vivant et l’analyse de données. »

Pour l’agriculteur, Il s’agit de consentir à accepter de faire de moins en moins d’heures de tracteur pour exploiter et valoriser les données produites par les capteurs, mais aussi envisager une évolution des programmes de traitements phytosanitaires. Parallèlement, il peut s’agir de raisonner un changement de système de production via une technologie associant un désherbage mécanique intelligent, l’allongement des rotations via des cultures à forte valeur ajoutée devenant opportunes dès lors qu’elles se trouvent affranchies d’une demande en heures de travail qui les rendait inenvisageables hier.

Plus impactant sera l’enjeu d’intervenir au stade clé, au moment optimal sur l’ensemble du système cultural. En effet, si l’on globalise l’impact sur la production végétale des derniers travaux du GIEC (Groupement d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) en matière de changement climatique, il va falloir agir avec une pluviométrie relativement stable en volume, associée à une distribution nettement plus hétérogène, et l’élévation des températures qui ne fait plus débat (été comme hiver).

Une pluviométrie chahutée -pas besoin de longs discours pour s’en convaincre- qui va impliquer anticipation & agilité au plan des pratiques culturales comme des récoltes, production fourragère en tête.

En d’autres termes, avec des fenêtres d’intervention réduites de l’implantation à la récolte, la préparation du matériel et des Hommes pour faire feu en 48 heures chrono aura un impact criant sur les performances et, par voie de conséquence, sur le résultat économique de la campagne.

Anticiper et intervenir au bon stade sera évidemment bien plus à la portée de celles et ceux qui auront solutionné la part de leurs activités d’astreintes, aussi régulières que chronophages…

Enfin, face à l’une des problématiques majeures de la prochaine décennie, à savoir la gestion de l’eau, c’est une considération multifactorielle et systémique qui s’impose lentement et surement à l’humanité toute entière…

L’eau est en passe de devenir une denrée de plus en plus rare. La clé : l’économiser, la retenir dans les nappes, la rendre plus efficiente.

Le ton est donné pour penser une agriculture innovante, combinant une gestion des sols axée sur l’agriculture de conservation, la valorisation de plantes génétiquement moins gourmandes en eau, l’intelligence artificielle embarquée dans des équipements munis de capteurs, etc.

Dès lors, se trouve posée la question de la valeur travail, un travail qui se déporte vers une observation fine du socle fondamental sol-plante-animal dans un environnement où l’agriculteur sera de plus en plus dégagé des astreintes dissuasives tant des chefs d’exploitation que des salariés aspirant à des conditions de vie plus décentes. Une intelligence artificielle impliquant de moins en moins la présence physique à l’instant T.

Pour s’en tenir à une application déjà bien implantée, quelle peut être la raison majeure du succès des robots de traite ? Bien évidemment, c’est la liberté de pouvoir déporter les heures d’astreinte à des moments de la journée permettant de mieux concilier vie professionnelle, vie sociale et vie familiale. Et si, dans un proche avenir, il convenait de s’interroger sur l’heure de travail comme unité de mesure quelque peu obsolète ?

Des Français champions de la défiance toutes catégories :

  • Défiance institutionnelle envers ceux qui nous représentent (élites politiques, économiques…).
  • Défiance eu égard à l’avenir ressenti comme sombre, bouché.
  • Défiance interpersonnelle : le chômeur, un assisté. Le migrant, une menace. Le syndicaliste, un emmerdeur. Le patron, un exploiteur. Le télétravailleur, un téléglandeur.

Notre rédacteur Cerfrance Poitou-Charentes :

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Michel DEBERNARD, Pilote de la Veille économique & Prospective
mdebernard@pch.cerfrance.fr